Le désert blanc

Dans le désert blanc de mes mots brille une lune noire couverte d'étoiles filantes. Sa longue chevelure coule comme un ruisseau de miel et d'or dans les canyons profonds de la Voie Lactée. Je marche mot à mot sans penser à l'assèchement de l'encre de mon stylo. Quel mirage tente-je d'atteindre? Quel rêve particulier cours-je après? Ne sais-je point.

La grammaire hésite un peu. Du point ou de la virgule, elle ne sait quel rythme choisir. Malgré son pas un peu lourd, elle a su garder la grâce et l'harmonie complexe qui fit sa popularité. N'a-t-elle point garder la magnifique clarté de ses ancêtres? Presque. Elle le porte encore en elle bien que son vocabulaire se soit essoufflé, battu par les vents de la facilité et de la normalisation rigide.

Tiens, en voilà une ligne étrange. La plume dégoulinante la frôle légèrement, tâtonnante, cherchant sur elle un appui presque imaginaire. Que vient-elle faire ici? Est-ce bien sa place? Au milieu de toutes les autres, on a peine à la distinguer. Pourtant, du moment qu'on s'approche d'elle, qu'on prend la peine de l'observer, de la pincer, de l'écouter, on s'aperçoit rapidement qu'elle est différente.

Ce doit être une ligne de portée qui n'a pas trouvé d'emploi dans une partition quelconque. Ou encore une ligne de danse, oubliée au profit d'une ligne comptable, totalisant un budget équilibré autour de rien, du vide, de zéro. Peut-être aussi une ligne à pêche? Quel pêcheur qui, pour le plaisir ou le métier, a pu oublier ainsi sa ligne dans les pages d'un cahier? Ou bien, c'est peut-être une de ces horribles lignes de démarcation, qui marquent les frontières entre des peuples qui ne sauront jamais qu'elles pourraient être franchies sans danger.

Les lignes sont importantes aux humains. Il y en a partout. Elles sont la marque de frontières qui contiennent, de séparations qui délimitent, de guides qui restreignent. Elles sont aussi des directions qui conduisent, des liens qui harmonisent, des emmêlements qui, sous la forme d'une note, d'une écriture ou d'un dessin, évoque, mystifie, émerveille, effraie, enseigne, surprend, interroge, encourage, soutient, comprend, consulte, bref, communique entre deux personnes qui peut-être jamais ne se rencontreront.

La ligne, dans notre monde à quatre dimensions, avec notre perception à trois dimensions, sur un médium à deux dimensions, voici la ligne: petit être à l'unique dimension avec lequel tant fut transmis! Qu'en serait-il si nous avions pu la maîtriser dans les dimensions supérieures tant de fois supérieures? Qu'aurions-nous pu encore communiquer? Faut-il que notre esprit soit si limité pour n'être capable de communiquer que faits qui peuvent se réduire à cette unique dimension? À ce système somme toute binaire d'informations?

C'est avec un point lasse que je reprends ma marche dans le désert de cette page blanche. N'y a-t-il point d'oasis dans laquelle je pourrai à nouveau tremper ma plume? Et pour qui? Pourquoi cette marche forcée? La conviction présente sera-t-elle suffisante pour rejoindre les mirages qui se dessinent devant moi? Au fond de moi, mon âme entière me réclame un acte de foi, mais envers qui? Envers moi, envers ma capacité à traverser ce désert sans embûche, ou plutôt malgré ses embûches, ses pièges, ses tentations paresseuses d'abandon, d'arrêt.

La dune invite à se laisser rouler, à descendre son flanc jusqu'au creux froid de son corps arrondi. Mon regard se tourne vers la lune noire aux cheveux de miel. Comme je m'étendrais sur le sable du temps à t'admirer, mon impossible amour. Tu resteras là, aussi loin de moi que tu l'as toujours été. Je resterai là, aussi loin de moi que je l'ai toujours été. Oui, loin de moi, car depuis toujours, mon cœur, mon âme, mon cri reste avec toi, et sans toi, je ne suis plus que la moitié de moi-même.

C'est donc avec une certaine nostalgie que je plante à nouveau ma plume sur cette page blanche et que je trace, trait par trait, lettre à lettre, mot à mot, phrase à phrase, paragraphe à paragraphe, jour après jour, semaine après semaine, mon chemin vers toi, vers moi, vers notre rencontre finale et depuis si longtemps espérée.

3 avril 2003

© Fabien Niñoles 2003
Notes de l'auteur.