La mort de Michael Dorsey

Une de mes premières nouvelles absolument complète. Je l'ai écrite la première fois à ma deuxième année du secondaire. Je l'ai corrigé plus tard, suite à la mort d'un de mes oncles, premier contact que j'avais avec cette petite soeur de la Vie. La mort de Michael Dorsey ne se veut toutefois pas une nouvelle sur la mort elle-même. C'est plutôt une introduction, une invitation à l'introspection ou quelque chose dans le genre. L'année suivant la première version, j'écrivais la suite dans le conte La Quête de l'Identité (à paraître).

La brise fraîche et humide me caressait doucement la peau. Je ralentis ma course, tranquillement pour enfin m'arrêtai, légèrement essoufflé en m'appuyant sur mon bâton de marche. Je respirai l'air frais du matin sur les landes, me laissant envahir par la douce senteur de l'herbe verte et des feuilles de chêne puis je me remis en route d'un pas plus solennel. Bientôt, j'entrai dans le cercle de vieux chênes qui couronnait la colline, étouffés par le gui comme par une vieille barbe millénaire, et je pus observer le titanesque dolmen et ses mégalithes d'un autre âge. Comment fut-il construit? Comment ces lourds morceaux de pierre arrachés à on ne sait quelle montagne lointaine y furent emmenés? Nulle légende ni logique historique n'a jamais pu l'expliquer avec satisfaction. En fait, une seule légende parle de ce lieu, trace effacée d'un passé révolu que seule la tradition orale en a gardé quelques échos. Elle raconte que ce lieu avait réuni les derniers druides une ultime fois avant leur massacre par l'armée impériale de Rome. Les chênes qui y ont poussé seraient donc les gardiens des derniers secrets druidiques et le dolmen, le tombeau de leur savoir. Peut-être est-ce à cause de cette légendaire sagesse que les pèlerins venaient y trouver le repos? Ce que je sais, toutefois, c'est que sa vue me réconforta. J'avais beau considérer le Canada comme mon pays, avec ses grandes montagnes, ses rivières tumultueuses, ses plaines immenses et son grand silence blanc et froid, je venais souvent ici, sur la terre de mes ancêtres chercher quelques choses en moi, une partie de mes racines. J'y venais tant pour soulager mon coeur de peines trop lourdes, comme aujourd'hui, mais aussi pour me détendre et goûter le bien-être que me procure l'air frisquet des collines habilement mêlé par Mère Nature à l'air salin de la mer pour obtenir cet harmonieux mélange de force et de liberté à leur état le plus pur.

Après avoir parcouru l'incroyable couronne de vieux chênes, enracinées dans la terre comme sur la tête d'un vieux roi trop sage pour mourir, mon regard se posa sur le dolmen. Un léger sourire, bien qu'amer et triste, me vint aux lèvres en même temps que la nostalgie de vagues souvenirs me ramenait au jour de ma première rencontre avec cette région enchanteresse et ses chaleureux habitants. Je n'avais alors que six ans. Je m'étais égaré parmi les ombres de l'un des nombreux boisés touffus qui entouraient la colline. À force de longues et effroyables errances, je m'était retrouvé en train de gravir la pente de cette colline, exactement comme je venais tout juste de le faire. La vue des grands chênes répandant leurs ombres sur le sol ainsi que celle du dolmen rougi par le crépuscule apaisa en moi mes craintes et m'offrit le repos de sa protection comme il l'avait fait pour tant d'autres avant moi. Traversant le cercle d'arbres, je me suis rendu sous le dolmen et m'endormis sous la grise assurance de sa pierre froide. Mes yeux se fermèrent doucement sur la merveilleuse vision d'un ciel rouge s'éteignant tranquillement pour laisser sa place aux étoiles du firmament.

Mon chemin me conduisit à travers les arbres majestueux jusqu'au dolmen habillé de sa robe verdoyante. Une fois rendu, je fis un lent demi-tour contemplatif, admirant le paysage que m'offrait chaque porche entre les arbres. Je vis Roderick qui s'en venait d'un pas solitaire tout en regardant autour de lui les merveilles que la nature lui offrait. Son visage était triste et nostalgique. Sa vue me rappela durement le motif de ma venue, motif que je fuyais me semblait-il, tout en le vivant pleinement. J'en rougis d'une honte maladroite et je sentis un lourd poids retomber sur mon coeur. J'avais oublié la mort de monsieur Dorsey, le père de Roderick. Il était mort hier, dans la nuit, d'un simple arrêt du coeur, son âme l'ayant quitté sans bruit. C'était la simple mort d'un corps épuisé par la vie. Roderick l'avait veillé toute la nuit, ce qui expliquait ses yeux sombres, eux qui étaient si clairs en temps normal. Mais, même sans cela, je doute qu'ils auraient pu être clairs en ce jour funeste. On venait de l'enterrer ce matin et nous étions venus ici faire un pèlerinage comme le voulait la coutume. Ce lieu était béni, béni par tous. Oui, béni par tous car, peu importe de quelle religion on était issu, on y ressentait toujours un calme et un réconfort que l'on pouvait qualifier de divin. Monsieur Dorsey disait souvent que ce lieu était béni des hommes car peu importait le reste en ce lieu. Et maintenant, c'était moi qu'il réconfortait de la tristesse qui m'envahissait.

C'était Roderick qui m'avait trouvé, endormi, sous le dolmen. Il avait douze ans alors. On ne se comprenait pas (lui parlait l'anglais et moi le français) mais il a dû déduire que j'étais perdu et m'emmena chez son père. Je me rappelle encore des folles galopades où j'essayais bien en vain de me tenir en selle sur le dos de son chien ainsi que de nos éclaboussures à la fontaine alors qu'on était sur le chemin de la maison. Une fois arrivé, je pus admirer la simple beauté du site. Une petite maison à un seul plancher avec à ses cotés, un joli petit jardin florissant. Un peu plus loin se trouvait une bergerie et un grand enclos où paîtraient paisiblement un petit troupeau de moutons. Tout cela était tenu dans un ordre impeccable. Puis nous sommes entrés chez lui où je rencontrai son père, Michael Dorsey. Ce grand homme aux yeux foncés et à la peau rude portait encore le deuil de sa femme même si cela faisait plus de six ans qu'elle était morte. Pour lui, elle méritait beaucoup plus et elle devait avoir sa fidélité jusqu'à sa mort.

Mis à part lorsqu'on parlait de sa femme, monsieur Dorsey était un homme sympathique et souriant aux multiples talents. C'était un merveilleux ébéniste et c'est lui qui avait sculpté le magnifique bâton de que je serrais fort entre mes mains. Il connaissait aussi bien des légendes et se plaisait à les raconter à qui voulait bien les entendre. C'est donc ce qu'il fit après avoir envoyé son fils au village chercher mes parents. Monsieur Dorsey savait parler ma langue quoiqu'avec un fort accent et, je m'en aperçu que beaucoup plus tard, un certains manque d'idiotismes. Il l'avait appris de sa femme, Normande qui avait traversé la Manche avec sa famille et y était restée pour vivre avec ce bel homme. Pourtant, cette lacune ne faisait qu'embellir ces récits d'une couleur bien saxonne due à la traduction mot à mot des expressions. J'adorais l'écouter. Toute l'émotion qu'il savait y mettre, tous les détails qu'il décrivait rendait au récit une apparence de réalité fantastique. On se serait souvent crû en train d'écouter le récit d'un aventurier perdu, ou peut-être celui d'un mage ayant soulevé le voile d'un lointain passé oublié depuis. Ce savoir qu'il avait reçu de son père et qu'ils se transmettaient de génération en génération était un héritage de grande valeur comme peu il en reste sur notre Terre. C'est pour cela que Roderick mettait par écrit tout ce qu'il avait appris de son père car il lui était impossible d'avoir des héritiers. Parfois, je dactylographiais les brouillons qu'il m'envoyait, laissant résonner les images de ces légendes fabuleuses. Ma famille vint me chercher dans l'après-midi et monsieur Dorsey en profita pour leur démontrer un autre de ses talents. Le goût de l'agneau qu'il servit à ma famille pour souper me manquera beaucoup.

L'évocation de ces délicieux souvenirs me firent venir ;es larmes aux yeux. Je remarquai les même larmes mais pleines d'une horrible douleur dans les yeux de Roderick. Il avait traversé le cercle d'arbres et s'était accroupi près du dolmen en marmonnant une prière. Roderick, tout comme moi, était chrétien. Pourtant, il préférait prier près du dolmen que face à un crucifix. Il disait, reprenant en cela les enseignements de son père, que Dieu ne lui en voudrait pas car ses prières sincères et que le dolmen représentait le tombeau du Christ pour lui. Je me recueilli auprès de lui et priai moi aussi pour le cher défunt. Même le ciel semblait s'être mis en deuil tellement il était gris et terne. C'était comme si le soleil avait perdu l'un de ses rayons et s'était caché pour mieux pleurer.

On commença à s'installer pour la nuit. Nous l'avions décidé d'un commun accord, même le mauvais temps n'allait pas nous empêcher de veiller celui que l'on a tant chéri et qui nous a tant aimés. On s'enveloppa dans de chaudes couvertures. J'admirais la volonté dont faisait preuve Roderick à veiller son père sans repos depuis deux jours alors que moi, je commençais déjà à sentir l'emprise du sommeil sur mon esprit. Je n'avais guère de choses à dire et Roderick semblait être de l'avis à garder le silence toute la veillée. Je ravalai donc les mots que j'allais dire et soulevai mon bâton à la hauteur de mes yeux. Les différents reliefs représentaient pratiquement toute la mythologie des vieux pays: sirènes, sylphides, elfes et nains y peuplaient les forêts, les mers et les montagnes. Des dragons et des chevaux ailés s'y battaient aux cotés des anciens symboles druidiques et normands du Chêne, des Éclairs et de la Lune. Une splendide licorne, de façon plus récente, y trônait au sommet d'une montagne. Une tige de bronze passait sur toute la longueur du bâton. On ne la voyait qu'aux extrémités où elles formaient des bas reliefs: Celui du bas semblait représenter des flammes et celui du haut, le soleil au midi d'un été. Je ne remarquai aucune présence de l'être humain parmi ces motifs. Quoiqu'il en fût, ce bâton avait une grande valeur culturelle et qu'il me soit donné me fut un grand honneur. Sa famille se l'était transmise depuis plusieurs siècles et chacun en faisait une petite partie. Ce fut Michael qui finit l'ouvrage par la licorne. Il l'avait sablé puis avait demandé à Roderick de le vernir à l'aide de résine. Comment le bois avait-il pu tenir si longtemps, même Roderick l'ignorait. Et pourquoi me fut-il donné à moi? Je l'ignore mais Roderick pense qu'il devait y avoir une raison précise et qu'il n'y avait que moi pour le recevoir une fois terminé. J'allais à nouveau questionner Roderick à ce sujet mais la fatigue se posa sur mes paupières et je m'endormis tranquillement, alors que le jour laissait sa place à la nuit et qu'une faible pluie s'était mise à tomber, nous brouillant la vue du monde qui nous entourait.


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